Titre

Intérêt de la mesure invasive de la pression artérielle

Auteur

Dr Benoît Tavernier

Département d'anesthésie réanimation chirurgicale 1, Hôpital Roger Salengro, CHU de Lille, 59037 Lille cedex, France

La pression artérielle (PA) est un paramètre essentiel de la circulation sanguine. Le contrôle de la PA vise à assurer, au moindre coût énergétique pour le myocarde, une pression de perfusion permettant à chaque circulation régionale d'adapter par autorégulation son propre débit à la demande locorégionale tissulaire en oxygène. L'importance du maintien de la PA à des valeurs physiologiques, suggérée par le simple bon sens, a été soulignée dans plusieurs études montrant que la correction d'une hypotension artérielle avait une valeur pronostique favorable dans différentes circonstances pathologiques. Par ailleurs, le retentissement de l'anesthésie et des stimulations nociceptives sur la PA est largement utilisé pour apprécier indirectement la profondeur d'une anesthésie. Ces raisons, associées à la facilité de la mesure non invasive, expliquent que la PA fait partie des paramètres de base de la surveillance des patients en anesthésie réanimation. Dans ce contexte, l'intérêt de la mesure invasive de la PA dépend (1) des limites du monitorage non invasif, (2) de la prise en compte de certaines précautions d'interprétation et des contraintes liées au cathétérisme artériel, et (3) des informations exploitables à partir du cathétérisme artériel mais non directement liées aux chiffres de PA.

     Chez la grande majorité des patients bénéficiant d'une anesthésie, le monitorage non invasif de la PA est suffisant. Il utilise essentiellement l'oscillométrie, méthode de référence de la mesure non invasive discontinue. Le manque relatif de précision des techniques non invasives n'est pas une limitation réelle car une erreur de l'ordre de 10 % n'a probablement aucune conséquence clinique. La précision des techniques non invasives de mesure continue de la PA est, au mieux, équivalente à celle de l'oscillométrie. La mesure sanglante de la PA est donc préférée dans tous les cas où la fiabilité de la mesure non invasive est sujette à caution, tant dans sa précision (arythmies, valeurs extrêmes d'hypo- ou d'hypertension artérielle, difficultés techniques comme chez certains obèses ou certains traumatisés) que dans sa rapidité (lorsque des variations brutales sont à redouter).

     Pour que la mesure invasive soit fiable, il est nécessaire d'éviter au maximum les distorsions responsables de sur- ou sous- estimations de la PA (essentiellement au dépens de la PAS et de la PAD). L'importance de cette erreur est surtout liée aux caractéristiques du circuit hydraulique (le point le plus "faible" de la chaîne de mesure). En l'absence de bulles dans le circuit, les systèmes pré-montés à usage unique (sans connexions surajoutées) ont des performances suffisantes pour la pratique clinique. Si ces précautions élémentaires sont respectées, la PAM, paramètre mesuré directement par le moniteur à partir de l'aire sous la courbe, est donnée de façon précise, même en cas d'arythmie (l'erreur de mesure sur la PAM n'excède généralement pas 2 %). Le site de ponction privilégié lors de situations électives est l'artère radiale. La pratique du test d'Allen évaluant la présence et l'état du réseau collatéral reste recommandée [1]. L'artère fémorale est un site important, souvent privilégié dans les conditions d'urgence. Les artères axillaires (de préférence à gauche) et pédieuses sont des alternatives possibles, au contraire de l'artère humérale qui doit être évitée, malgré des avis divergeants. Pour une bonne interprétation de la mesure, il faut se souvenir que, physiologiquement, la PAM diminue depuis l'aorte vers la périphérie, mais la PAS et la différentielle augmentent. Ainsi, la PAS au niveau pédieux surestime la PAS aortique ou fémorale. On peut cependant aussi observer des gradients positifs, parfois importants, entre aorte (ou fémorale) et artère radiale. Ces différences seraient dues à une diminution importante des résistances artérielles au niveau de la main, impliquées dans les phénomènes de thermorégulation [2]. Récemment, il a ainsi été suggéré que la PAS radiale pouvait sous-estimer la PAS fémorale de plus de 50 mmHg chez des patients en choc septique traités par noradrénaline [3]. Concernant le matériel, les cathéters en Téflon ou en polyuréthane d'un diamètre maximum de 18 G (artère fémorale) à 20 G (artère radiale) sont recommandés. Un système de purge permettant un débit continu de l'ordre de 2 mL.h-1, avec possibilité de purge manuelle discontinue est recommandé. L'adjonction d'héparine n'est pas utile pour un cathétérisme de durée inférieure à 24 heures. Pour un rapport bénéfice - risque optimal, le monitorage invasif de la PA doit entraîner le moins d'incidents ou accidents possibles. La complication la plus redoutée est la thrombose artérielle. Sa prévention repose sur le test d'Allen, le choix du matériau, la taille du cathéter et la durée du cathétérisme. La deuxième complication grave est l'infection. La prévention repose sur les mesures d'asepsie équivalentes à celles acceptées pour la mise en place et l'utilisation des voies veineuses centrales [1].

     L'intérêt du monitorage invasif de la pression artérielle est indissociable des informations obtenues grâce au cathétérisme lui-même. Parmi celles-ci, la possibilité de réaliser facilement des prélèvements sanguins est parfois primordiale, notamment lors d'interventions chirurgicales de longue durée. Le monitorage invasif de la PA permet également de mesurer, chez les patients en ventilation contrôlée et en rythme cardiaque sinusal, les variations respiratoires de la PA. Ce type d'analyse permet d'estimer la volémie, ou, plus précisément, la "précharge-dépendance" du débit cardiaque de façon plus fiable que n'importe quel autre paramètre actuellement disponible [4,5]. Les modules de monitorage dévolus à l'analyse de ce signal seront disponibles dans un futur proche. La plupart des moniteurs modernes permettent cependant déjà la mesure de ces paramètres. Il suffit d'identifier la PA comme une PA pulmonaire et d'utiliser la fonction "mesure de la pression  capillaire", geler l'écran et utiliser le curseur pour mesurer les variations respiratoires de la pression pulsée ("delta PP"), de la PAS ("VPAS"), ou, mieux, de la composante négative de la VPAS, déterminée par rapport à la PAS mesurée au cours d'une pause télé-expiratoire et appelée "delta Down". Plusieurs travaux suggèrent par exemple que chez les patients sous anesthésie générale, une valeur de delta Down inférieure à 3mmHg signifie que le débit cardiaque est "précharge-indépendant", c'est-à-dire que le patient est "normovolémique" et qu'un remplissage vasculaire n'augmenterait pas le débit cardiaque [6,7]. A l'inverse, des valeurs supérieures à 3-4 mmHg indiquent que le débit cardiaque est "précharge-dépendant", c'est-à-dire que le patient est "hypovolémique" et que son débit cardiaque augmenterait en réponse à une expansion volémique. Plus les indices de "précharge-dépendance" sont élevés, plus la réponse à un remplissage vasculaire sera importante [4,5]. Ce type de monitorage devrait donc permettre de diminuer les indications de cathétérisme cardiaque droit au bloc opératoire. D'ailleurs, la mesure "transpulmonaire" du débit cardiaque permet de mesurer ce dernier de façon continue à partir d'une calibration initiale utilisant un cathéter veineux central (pour l'injection d'un bolus froid) et un cathéter artériel muni d'une thermistance et inséré par voie fémorale [8]. Ce type de moniteur permet de fournir en continu, outre la PA et le débit cardiaque, une estimation du volume sanguin intrathoracique et de l'eau intrapulmonaire extravasculaire. A partir de la PA et du calcul du volume d'éjection systolique (VES), ce moniteur propose également la surveillance continue de la variation respiratoire du VES comme indice de "précharge-dépendance" du débit cardiaque, validé tout récemment en clinique [9]. D'autres indices, estimant en particulier la fonction systolique ventriculaire gauche ou les résistances vasculaires artérielles peuvent être obtenus à partir de l'analyse de la courbe de PA, en particulier si le site de mesure est central (car plus proche de la courbe de PA aortique). La fiabilité et l'intérêt clinique de ces indices restent encore à démontrer.

     Il n'est pas possible de définir de façon indiscutable les indications du monitorage invasif de la PA au bloc opératoire. Celles-ci découlent, comme nous l'avons vu, des possibilités qu'offre le cathétérisme artériel. Si l'on respecte les quelques règles de sécurité et d'asepsie reconnues par les groupes d'experts, les incidents et accidents liés au cathétérisme artériel sont suffisamment rares pour proposer des indications assez larges, sans que ces propositions n'aient aucune valeur de "liste de référence". Pour le groupe d'experts de la SFAR [1], le cathétérisme artériel était (en 1995) indispensable pour la chirurgie cardiaque avec CEC, la chirurgie du phéochromocytome, la neurochirurgie intracrânienne, les transplantations hépatiques et pulmonaires. Elle était recommandée pour toute chirurgie comportant des variations brutales et/ou importantes de la volémie (comme la chirurgie vasculaire majeure ou la chirurgie très hémorragique) et chez tout patient dont les antécédents cardio-vasculaires imposaient un contrôle précis de la PA (par exemple, insuffisance coronarienne ou cardiaque évoluée).

     L'intérêt actuel de la mesure invasive de la PA est donc lié à la fiabilité de la mesure de la PA, mais aussi aux informations obtenues à partir de l'analyse de la courbe de PA et, finalement, à la possibilité de prélèvements sanguins répétés. L'avenir dira si les améliorations techniques permettront au monitorage non invasif de fournir les mêmes informations que le cathétérisme artériel et de réduire ainsi les indications de la mesure invasive de la PA au bloc opératoire.

 Références

 1.    SFAR. Cathétérisme artériel et mesure invasive de la pression artérielle en anesthésie réanimation chez l'adulte; Ann Fr Anesth Réanim 1995; 14 : 444-53

2.    Hynson JM et al. On the accuracy of intra-arterial pressure measurement: the pressure gradient effect. Crit Care Med 1998; 26 : 1623-4

3.    Dorman T et al. Radial artery pressure monitoring underestimates central arterial pressure during vasopressor therapy in critically ill surgical patients. Crit Care Med 1998; 26 : 1646-9

4.    Tavernier B et al. Systolic pressure variation as a guide to fluid therapy in patients with sepsis-induced hypotension. Anesthesiology 1998; 89 : 1313-21

5.    Michard F et al. Relation between respiratory changes in arterial pulse pressure and fluid responsiveness in septic patients with acute circulatory failure. Am J Respir Crit Care Med 2000 ; 162 : 134-8

6.    Coriat P et al. A comparison of systolic blood pressure variations and echocardiographic estimates of end-diastolic left ventricular size in patients after aortic surgery. Anesth Analg 1994; 78:46-53

7.    Rooke GA et al. The effect of graded hemorrhage and intravascular volume replacement on systolic pressure variation in humans during mechanical and spontaneous ventilation. Anesth Analg 1995; 80:925-32

8.    Sakka SG et al. Evaluation of cardiac output and cardiac preload. In : J.L. Vincent. Yearbook of Intensive Care and Emergency Medicine. Springer-Verlag, 2000, pp 671-9

9.    Berkenstadt H et al. Stroke volume variation as a predictor of fluid responsiveness in patients undergoing brain surgery. Anesth Analg 2001; 92 : 984-9